Valeriy Sterligov

Kandinsky et music (French translation of “Кандинский и музыка” / “Kandinsky and Music”)

Published in: 28. The Reefs of Conflict
Presentation

Journaliste : À votre avis, cela pose-t-il un problème pour un spectateur sans connaissance profonde de la danse si une chorégraphie moderne n’a pas de sujet ? Est-il nécessaire de traduire le langage de la danse en langage parlé, est-il possible de comprendre sans mots, sans aucune préparation ?

Diana Vishneva : Le spectateur, bien sûr, a besoin d’aide. Nous analysons chaque mouvement afin que le sens en soit clair. Plus le danseur investit du travail, des valeurs, de l’information, des sensations, plus il est doué, plus il va enrichir la danse de son expérience, de ses ressources émotionnelles, et plus la danse sera compréhensible pour le spectateur. On peut transmettre beaucoup, même à quelqu’un de peu préparé …

En même temps, le spectateur lui-même doit être d’esprit ouvert, doit vouloir comprendre – sans cela, c’est impossible. Plus il est ouvert, moins faut-il expliquer. Pour comprendre, il faut que le spectateur regarde le spectacle au travers de sa propre expérience, de sa vie, de son monde émotionnel.

D. Vishneva « L’artiste doit être en opposition à son temps. »(en russe)

https://snob.ru/selected/entry/100786

 

 

 

J’aime vraiment Kandinsky. C’est l’un de mes artistes préférés. J’aime ses tableaux, nombre de ses œuvres provoquent en moi des sentiments de plaisir que j’aimerais retrouver. Mais la satisfaction émotionnelle n’est pas suffisante pour moi. Quelqu’un a dit que l’émotion doit englober l’esprit. Pourquoi est-ce que j’aime ce tableau-ci, mais pas celui-là ? Quelle en est la raison ? Où est-elle cachée ? Comment cela fonctionne-t-il ? Des questions simples et naturelles, mais très fondamentales …

On entend souvent dire que l’art n’est pas une science, que l’analyse n’y est pas pertinente, que sa perception se limite au contenu sensuel etc.

Mais l’on peut se demander où se trouve la limite entre la perception sensorielle et l’analyse; peut-on vraiment les distinguer l’une de l’autre ? Ainsi, disons que j’écoute de la musique et que j’identifie une certaine mélodie, puis je la reconnais à nouveau, j’entends comment elle a été transposée, comment elle s’est déplacée, a changé, et puis a changé encore. Est-ce une analyse ? Oui, c’est une analyse, mais en même temps, j’apprécie le résultat au niveau émotionnel.

Si j’écoute la fugue à cinq voix de Bach et que je distingue au moins trois de ces voix, est-ce que je fais de l’analyse ? Oui, absolument. Mais le processus de perception ne s’arrête pas là ! Ayant entendu ces voix, les ayant présentées dans l’espace sonore mental, j’entends déjà cette musique différemment, je vois l’ensemble sonore d’un point de vue nouveau, et dès lors, après l’étape d’analyse, une nouvelle vision de l’œuvre fait son apparition, une vision globale, plus consciente, émotionnellement colorée. Et peut-être, la prochaine fois que j’écouterai la performance de cette fugue, quand j’arriverai au moment où j’ai fait cette première analyse, je distinguerai les cinq voix, et ma perception émotionnelle de l’ensemble deviendra plus adéquate, plus pleine, et plus lumineuse.

Il peut y avoir d’autres étapes dans cette approche progressive du contenu de la musique. Par exemple, vous pouvez écouter l’interprétation d’une pièce de musique que vous connaissez depuis longtemps et, tout à coup, vous découvrez des fragments qui n’étaient pas enregistrés dans votre mémoire, mais qui bien sûr étaient déjà là, que vous aviez écoutés mais pas entendus, qui n’avaient pas trouvé leur place dans votre image interne de l’œuvre.

Mais au-delà de ce processus conscient, la perception est également possible sans aucune analyse, comme l’immersion dans le bruit d’une chute d’eau, ou le bruissement des feuilles sous le faible mouvement du vent, par exemple, qui provoquent une réponse très positive, purement émotionnelle. Est-il possible de percevoir un chef-d’œuvre comme cela ? Sans doute, oui. Par exemple, pour moi personnellement, beaucoup de messes de D.P. da Palestrina déclenchent un sentiment d’immersion complète dans une sorte d’espace non structuré rempli d’un environnement transparent auto-lumineux, une sorte d’éther lumineux. Un sentiment extraordinairement confortable et positif … D’une part, du point de vue de la raison, je comprends que ce sentiment soit né d’une polyphonie complexe et magistralement construite, mais d’autre part, une telle réaction émotionnelle paralyse toute tentative d’analyse …

La perception d’un tableau, comme d’une œuvre musicale, passe par les mêmes étapes. Au premier moment c’est une interaction intégrale, purement émotionnelle. Mais dans l’instant suivant, on commence à voir les détails, les composants individuels, leurs relations, leur composition, leur graphisme, leurs couleurs qui construisent le contenu du tableau. Où finit l’émotion et où commence l’analyse ? Y-a-t-il une frontière entre eux ? Ou se mélangent-ils et s’entrelacent-ils pour conduire à une compréhension holistique et non fragmentée d’une œuvre d’art? Un tel processus est très individuel, non seulement au premier stade de l’invocation d’associations personnelles, mais aussi au moment où l’on passe de la première insertion purement émotionnelle au stade d’une vision holistique et consciente d’une œuvre d’art.

Il est intéressant que Kandinsky ait réagi il y a cent ans à la question de l’analyse d’une œuvre d’art :

« La compréhension rapproche le spectateur du point de vue de l’artiste » (Kandinsky W. « Sur le spirituel dans l’art »).

L’analyse des éléments artistiques, en plus de sa valeur scientifique associée à une évaluation précise des éléments individuels, jette un pont vers la pulsation intérieure de l’œuvre.

La déclaration actuelle qu’il est dangereux de décomposer l’art, parce que cette décomposition conduira inévitablement à la mort de l’art, vient de l’ignorance, sous-estimant la valeur des éléments libérés et de leur force originelle. » (Kandinsky W. « Point et ligne sur plan »). 

Kandinsky m’étonne avec sa découverte de l’art abstrait. Une vraie découverte, bien qu’il ne soit probablement pas le premier à avoir utilisé des objets non-figuratifs dans ses œuvres. Il est intéressant de noter que, toutefois, Kandinsky répondit de loin à une telle possibilité : « Le danger de l’ornementation était clair pour moi, la mort trompeuse des formes stylisées me dégoûtait. » Mais ce qu’il a fait est vraiment une révélation. Pourquoi le dis-je, pourquoi suis-je convaincu de cela ?

Quand on demande aux artistes, « Que signifie ce tableau ? Cet élément, ce personnage ? » On entend très souvent cette réponse de l’auteur : « J’ai déjà dit ce que je voulais dire ! Comprenez ce que vous voulez ! »

Avec Kandinsky, la situation est différente. En plus de créer de magnifiques tableaux, il a écrit un certain nombre de livres, dans lesquels il a décrit en détail comment nous devons regarder ses toiles. Les grands principes sont énoncés dans son livre déjà mentionné, « Point et ligne sur plan ».

Ce livre n’est pas très populaire, bien que l’information y soit si fondamentale que le livre devrait être étudié à l’école, dans les cours de musique, parce qu’il enseigne en détail, au moyen de nombreuses illustrations, ce qu’il faut voir dans un tableau, comment ses éléments de base fonctionnent, comment l’artiste les utilise, comment il change leur taille, leur forme, leur arrangement mutuel, leurs interactions pour accomplir des effets différents et ainsi construire et transmettre le contenu de l’œuvre. Et cette description n’est pas donnée dans le langage de l’analyse formelle et scientifique, mais dans un langage figuratif, poétique et transparent.

Intuitivement, je savais déjà que chaque élément – un point, une ligne – n’existe pas dans l’espace du tableau lui-même, mais qu’ils sont tous reliés dans un ensemble complexe. Je comprenais et j’essayais autant que possible d’entendre la musique de cet ensemble. Les interactions des éléments peuvent être très compliquées, avec des reflets, des réfractions, des vibrations, des variations, des couleurs et des effets rythmiques et graphiques. Kandinsky appelle ces interactions « principe du contrepoint », le terme musical. Par conséquent, le processus de contemplation au stade initial devrait conduire à une compréhension de ce principe, de ce que l’artiste a voulu transmettre avec sa création, de son message au spectateur.

Il y a un facteur extrêmement important dans les beaux-arts, détaillé et illustré dans « Point et ligne sur plan ». Ce facteur a trait à la vie intérieure de tous les éléments du tableau  et à la façon dont le «principe du contrepoint » est réalisé dans un tableau. Kandinsky prend l’élément le plus élémentaire, une sorte d’atome pittoresque, un point sur la surface de la toile, et il commence à l’analyser. Il peut être de plusieurs tailles, se développer en un point de couleur, mais, surtout, il doit avoir des positions différentes par rapport aux autres éléments du tableau. Et Kandinsky montre comment, en changeant la position de ce point, on peut exprimer différents sentiments, attitudes et relations. Réaliser des compositions locales stables ou instables, fixes ou dynamiques, en mouvement ou statiques. On peut construire des syllabes pittoresques avec des lettres élémentaires. De plus en plus. Pour tout cela, pour percevoir, pour ressentir, pour voir, il n’y a absolument aucun besoin d’avoir recours à des associations compliquées. Tout est beaucoup plus simple, et les éléments de base sont tous également et très bien vus. La seule question est de voir vraiment, de comprendre, et de saisir le sens …

Cette information, cette science de la vision, ce n’est pas seulement une explication de comment il faut regarder les tableaux de Kandinsky, elle est universelle et applicable à presque tous les objets des beaux-arts, de l’iconographie russe, à l’art abstrait, et même cinématographique. C’est l’alphabet fondamental de comment on doit lire un tableau, comment en extraire son essence figurative. Après tout, c’est cette composante picturale qui détermine le niveau artistique de l’œuvre. C’est très clair à partir de l’exemple des icônes. Le nombre de leurs récits potentiels est limité, et ils sont canonisés. Combien connait-on de représentations de « Crucifixion », de « Trinité » et de « Mise en cercueil »? Tous les sujets sont donnés, mais combien y a-t-il de différentes incarnations picturales, depuis les chefs-d’œuvre immortels jusqu’à l’artisanat bon marché ? Et quelle est la différence ? Ici, malgré la présence de figures historiquement stables, la différence apparait à travers l’habileté et la maîtrise du non-figuratif, dans le contenu « abstrait » !

C’est ainsi que nait la vie intérieure d’une œuvre d’art. En partant de l’abstrait, du non-figuratif, puisque ces éléments ne peuvent pas être directement liés à des objets réels. Et ils vivent déjà, ils interagissent déjà, et cette interaction peut être très complexe, très riche; et c’est exactement ce qui fascine dans un tel travail.

Une autre ligne de contenu interne est l’interaction du contenu artistique évoqué ci-dessus avec le sujet figuratif, dans le cas d’un tableau non abstrait et réaliste. Ces deux composantes, picturale et figurative, coexistent très activement, se renforcent mutuellement ou interagissent l’une avec l’autre de manière très complexe.

Une autre observation à propos de laquelle Kandinsky a écrit dans le livre autobiographique « Étapes » est sur le temps dans l’art, le temps dans la peinture. D’une part, il ne semble pas exister, un tableau est complet, immuable à chaque instant de son existence. Ce n’est pas de la musique, ça ne change pas avec le temps (il ne s’agit pas du vieillissement naturel des couleurs). Mais quand le spectateur s’arrête devant lui, dans sa perception du tableau il y a le temps de leur vie commune, de leur contact, qui dure soit quelques secondes, soit une minute, soit des heures ou encore plus, lorsque l’image du tableau va s’imprimer dans sa mémoire et qu’elle lui reviendra plus tard, même si le tableau lui-même n’est plus là.

Je dis spectateur, mais en réalité, être un spectateur est un processus qui commence par le fait que la personne regarde d’abord le tableau, et peu à peu, s’il s’y attarde, s’il observe et pénètre dans le tableau, c’est alors que non seulement il le regarde mais il le voit. S’il fait ce processus de façon créative, s’il réussit, le spectateur verra ce que l’artiste y a incorporé, ce qu’il a voulu transmettre. Et pour cela, cinq secondes ne suffisent pas du tout. Parfois, une heure ne suffit pas non plus … En d’autres mots, le regard des yeux, et avec lui, la mise au point interne de l’attention du spectateur se déplacent le long de la surface de la toile, reconnaissent et identifient ses éléments, et les reconstituent en essayant de comprendre leurs interactions.

Le point, en tant que valeur limite de la compression d’une tache, d’un cercle, par la définition de Kandinsky « est la forme de temps la plus courte ». Le point peut être transformé en une ligne, la ligne peut agir comme une trace d’un point en mouvement – un autre facteur qui introduit la notion de temps dans l’espace de la toile ! À leur tour, les lignes vivent, interagissent les unes avec les autres, avec les points. L’interaction peut être très diversifiée, elle peut former des accords harmonieux ou vice versa, une dissonance.

La peinture peut représenter une scène complexe à deux ou à trois dimensions, dans laquelle de nombreuses lignes picturales se développent simultanément dans des directions différentes. le tableau est comme un livre dans lequel les pages peuvent être feuilletées de gauche à droite et de droite à gauche, de haut en bas et de bas en haut, ainsi que de vous et à vous, dans une direction perpendiculaire à son plan. C’est moi, le spectateur, le lecteur de ce livre, qui choisis où je vais « lire » dans toutes les directions. Lorsque l’on revient à ce tableau et que l’on recommence le chemin vers son espace, c’est presque toujours nouveau, le regard et la mise au point interne ne répètent pas l’itinéraire précédent. Il se trouve que, bien que le tableau n’ait pas changé, on y voit quelque chose de nouveau, on perçoit que l’image construite a quand même changée, et pour cette raison c’est intéressant de toujours y revenir, une fois et puis une autre, et de découvrir de nouvelles facettes de son contenu. C’est seulement après avoir lu ce livre à plusieurs niveaux, différents, multidimensionnels, après avoir voyagé à plusieurs reprises le long des nombreuses directions possibles, que l’on peut comprendre ce que l’auteur a écrit. Mais si on ouvre deux pages au hasard, c’est possible de ne rien comprendre et de dire que tout cela est un non-sens …

Encore quelque chose sur le temps, mon temps, le temps du spectateur, le temps qui passe quand je regarde une telle image. La première impression est de nature intégrale et complète, je vois ce tableau comme un organisme vivant au contenu coloré, graphique et de composition. À l’étape suivante, je vois quelques points de conflit, des contraintes locales. Des motifs musicaux deviennent perceptibles dans l’ensemble du son du tableau (Vous souvenez-vous que Kandinsky aimait beaucoup Wagner ?). Qu’est-ce qui crée ces motifs ? Et comment interagissent-ils les uns avec les autres ? Apparaissent-ils seulement une fois ou plusieurs fois ? Comment changent-ils, comment évoluent-ils ? Les ai-je déjà vus? Peut-être dans d’autres tableaux ? Quels ensembles de musique de chambre et peut-être même symphoniques forment-ils avec d’autres éléments du tableau ?

Il y a une différence fondamentale entre une œuvre musicale et une œuvre picturale : en musique, le temps s’écoule, mais il est déterminé par le processus de la performance, et bien que la durée de cette performance puisse varier de cas en cas, la variabilité est plutôt limitée.

Mais quand je regarde un tableau, la durée de ce processus, de la trajectoire de mon regard n’est limitée que par mon désir, et par le moment où le musée est ouvert ou quand j’ai accès à la reproduction. Les façons de déplacer mon regard ne sont limitées que par ma capacité à reconnaitre ces « mélodies » picturales, à construire des ensembles significatifs, à pénétrer dans leur contenu, et à essayer de les interpréter. Et le regard peut répéter la trajectoire à plusieurs reprises, et trouver encore et encore du signifiant.

Un processus étonnamment fascinant, au cours duquel je peux percevoir de  nouvelles choses, comprendre ce qu’un artiste a voulu exprimer et me transmettre !

 

 

W. Kandinsky. Composition VIII. Oil on canvas. 1923.

 

Comment illustrer tout ce qui précède dans un tableau spécifique de Kandinsky ? Prenons, par exemple, la « Composition VIII », peinte en 1923 au Bauhaus. À première vue, c’est une collection chaotique d’éléments géométriques, esquissés sans ordre ou organisation visible.

            Malgré une apparence arbitraire, au hasard, sa composition est profondément réfléchie. Ceci est attesté par le grand nombre d’esquisses de ce tableau, et leur évolution. Il n’y a pas de chaos ici.

Dans la partie centrale de la toile il y a un motif très rythmique, une mélodie de quatre demi-cercles au repos, stables sur une base horizontale, une ligne comme celle de l’horizon. C’est comme la présentation d’un sujet. Mais ce n’est que la première apparence. Regardez, voici les mêmes quatre demi-cercles,

s’échappant d’une ligne droite, incapable de résister, effondrés, sans le soutien de la ligne de l’horizon. Mais ce n’est pas tout. La même structure, la mélodie s’est envolée au ralenti dans la partie supérieure de la toile.

            Et dans le coin supérieur gauche de la toile il y a l’un des éléments préférés de l’alphabet pictural de Kandinsky: une ligne droite autour de laquelle s’enroule, en la traversant, une ligne ondulée… On peut imaginer qu’elle aussi est née de l’ensemble des réflexions et des dilatations de la même mélodie des quatre demi-cercles. Et elle disparait sous l’impact puissant d’un élément lourd en forme d’arc.

            Et ce n’est là qu’une des « fugues » de ce travail remarquable.

Et puis voici une autre mélodie : trois lignes presque parallèles,  qui par deux fois traversent deux des quatre demi-cercles.

Ici, elles sont très serrées, c’est comme une trille. Mais un peu plus loin, plus haut et à droite, une variation complexe surgit : ces lignes se transforment en pics pointus, confondus avec leur reflet perpendiculaire, leurs intersections dramatiquement remplies de couleurs, pour finalement s’installer dans une structure rectangulaire équilibrée du côté droit de la toile.

Dans ce fragment un angle aigu est introduit, et la variation des structures basée sur celui-ci se produit plusieurs fois dans différents ensembles de ce chef-d’œuvre.

            On peut voir beaucoup d’interactions, de « romances », si vous voulez, beaucoup de relations et de structures triangulaires et circulaires.

Mais ce ne sont pas des structures géométriques sèches. Kandinsky les caractérise émotionnellement : les horizontales sonnent « froides et mineures»; les verticales  « chaudes et hautes » ; les angles pointus  « chauds, vifs, actifs et jaunes » ; les droites  « froides, sobres et rouges ».

Un sujet complètement distinct est de considérer et d’apprécier l’art de la composition, en incluant la composition graphique. Elle est toujours exquise chez Kandinsky et c’est pour cette  raison que même les reproductions en noir et blanc de ses œuvres sont aussi très intéressantes.

Ici, remarquons à quel point le petit carré marron dans le coin inférieur droit est élégant, avec ces doubles lignes trapues. Comme il est réussi, quelle confiance il dégage dans la composition globale de la toile, face au lourd cercle rouge-noir-violet dans le coin supérieur gauche !

Maintenant regardons la composition des éléments circulaires. Bien sûr, le plus puissant, le plus lourd est ce cercle rouge-noir-violet dans le coin supérieur gauche. Mais il n’est pas seulement lourd et noir. Dans son centre il y un cercle violet plus petit, ce qui le rend plus léger, et ajoute à la fois « de l’air » et du contenu.  Il correspond à, et interagit avec un cercle plus petit de couleur similaire dans le groupe du coin inférieur droit. Soit dit en passant, ce cercle violet et noir pose une tâche très difficile dans les reproductions polygraphiques de cette toile,  il peut souvent tout simplement disparaître … Mais, revenant au cercle noir en haut à gauche – pour plus de relief, il est entouré d’un halo rose-rouge, et de plus il est soutenu par un cercle rouge-orange qui lui-même recouvre partiellement un halo jaune. L’équilibre de la composition de cette partie est achevé par un cercle jaune clair avec une lumière bleue sur le côté gauche, presque en bas du tableau.

Ce groupe d’éléments circulaires à gauche est à son tour parfaitement équilibré avec un groupe d’éléments circulaires à droite, rappelant la disposition de la constellation Orion : un sous-ensemble de quatre cercles en haut à droite, un cercle bleu en dessous et deux cercles en bas à droite, violet et verdâtre, combinés avec un triangle jaune et un carré marron. On peut même voir une similarité avec la ceinture d’Orion qui consiste en trois éléments circulaires complexes au centre du côté droit.

Autre élément élégant de la composition : le cercle violet du coin inférieur droit est coupé par une ligne inclinée s’envolant vers le haut, qui le relie sans ambiguïté au demi-cercle droit du groupe de quatre demi-cercles que j’ai mentionné ci-dessus, et la ligne horizontale traversant son centre répondra une fois de plus par une trille qui s’estompe, sa répétition en-dessous également enfilée sur cette ligne d’envol.

Ces deux lignes horizontales se reflèteront comme dans un miroir dans une ligne verticale, située non pas au centre géométrique, mais au centre de la composition du tableau, et la distance entre elles aura sensiblement diminuée.  Qu’est-ce que cela signifie? Il en serait ainsi si cette construction ne se situait pas dans un plan bidimensionnel, mais dans un espace tridimensionnel, en volume, c’est-à-dire si cette paire de lignes se trouvait plus loin, dans une position plus en profondeur que leur partenaire à la droite de la ligne de miroir.

Je tiens également à noter que la couleur des éléments que je nomme peut ne pas correspondre exactement aux couleurs originales de « Composition VIII » – je n’ai pas l’original devant moi, je les nomme sur la base des couleurs d’une reproduction, donc elles sont inexactes et varient évidemment selon les reproductions.

Ce que j’ai écrit peut être élargi afin de saisir de nombreuses relations complexes entre des éléments différents ainsi que des éléments similaires. « Le principe du contrepoint » permet de voir et de réaliser encore beaucoup plus de connections et d’interactions. Il y a beaucoup à déchiffrer dans ce tableau …

En outre, au-delà de la composition graphique, les schémas de couleurs de ce tableau font également l’objet d’un plaisir musical.

Bien que tout le monde voie le tableau à sa manière, chacun en construit une image dans son monde intérieur en fonction de son expérience, de ses préférences, de ses connaissances, des empreintes émotionnelles, hormonales et autres de son histoire et de son vécu, mais ce que j’ai décrit est visible par tous. Il n’y a pas ici un seul élément inventé… A ce propos, la situation est complètement similaire avec la musique : dans la salle de concert tous entendent les mêmes sons, mais ensuite, comprendre, analyser, et interpréter – c’est là le travail interne de chaque auditeur, de chaque spectateur.

 

 

W. Kandinsky. Improvisation 27 (Garden of Love II). Oil on canvas. 1912.

 

L’analogie mentionnée ci-dessus entre la perception de la peinture et de la musique de Kandinsky est-elle fortuite ?

J’ai déjà vécu un tel épisode : je me trouve devant « Improvisation 27 » de Kandinsky (« Garden of Love II », 1912) au Metropolitan Museum of Art de New York. Le travail est remarquablement complexe et très informatif, j’aime voyager parmi de telles structures.

Arrive un groupe de visiteurs conduit par une guide, qui commence à parler de cette toile. Et à un moment, elle demande,

« À la musique de quel compositeur compareriez-vous ce tableau ? Bach ? »

Le public est silencieux.

« Haydn ? »

Le public est toujours silencieux. Bien entendu, les visages reflètent la confusion et celui de la guide de la déception face à une telle passivité. Je ne peux pas me retenir et je lance,

« Mahler! »

Quelle joie sur le visage de la guide !

« Mais oui, regardez, c’est tout à fait ça ! »

Voilà le paradoxe. Je n’ai jamais vu cette femme de ma vie, je ne la connaissais pas avant, et je ne la reverrai plus, mais l’association, « le décryptage » a complètement coïncidé !

Les chefs-d’œuvre de Kandinsky, et en particulier ses tableaux abstraits, sont extrêmement musicaux. Que veux-je dire ? Lorsque nous écoutons de la musique, elle reproduit très rarement les sons familiers de la vie quotidienne, les cris d’animaux, le chant des oiseaux ou le grincement d’une porte, bien que cela se produise occasionnellement. La musique est rarement « figurative » au sens pictural, elle s’apparente en général plus à la peinture « abstraite ». Et, comme pour celle-ci, les éléments combinés en structures – notes combinées en accords, contenu musical, pensées musicales perçues par l’auditeur, sont fondamentalement individuels.  Cependant, il y a de nombreuses évaluations qui sont, nous ne dirons pas « objectives », mais partagées par de nombreux compositeurs et interprètes. Paradoxal, mais vrai !

Et pourtant, la musique est très riche, complexe, signifiante par l’interaction interne de ses tons constitutifs, ses accords, leur organisation en ensemble, le développement temporel et l’évolution de ces structures.

Kandinsky a été associé à la musique tout au long de sa vie. Il jouait du violoncelle et de l’harmonium. G. Münter a fait un portrait de lui le représentant derrière cet instrument. Il a parlé de ses impressions musicales vives dans le livre « Étapes ». Dans le livre « Point et ligne sur plan », il cite un morceau de la Cinquième symphonie de Beethoven pour illustrer les similitudes entre la mélodie et la ligne, entre le point et le son. Il mentionne aussi dans ses travaux Wagner, Debussy et Moussorgski.

Kandinsky a écrit que la peinture doit d’abord être examinée de près, puis que les yeux doivent se détendre, et laisser ce qu’ils voient pénétrer dans cette partie du cerveau qui réagit à la musique.

Kandinsky était très intéressé par la synthèse synergique de la musique et de la lumière dans l’œuvre d’A.N. Scriabin – dans la partition de son poème symphonique « Prométhée », la célèbre ligne « luce » est bien connue, qui décrit la partie de l’accompagnement en lumière de la performance musicale.

Kandinsky connaissait personnellement et a communiqué intensivement avec A. Schoenberg pendant de nombreuses années. Schoenberg s’est intéressé aussi à la question du rapport entre la musique et la peinture. En plus de ses œuvres musicales, il a également peint des tableaux. Le contrepoint de la perception visuelle et auditive a été discuté dans la correspondance de Kandinsky avec P. Klee et M.K. Ĉiurlionis. L’intérêt dans la synthèse synergique a été la raison des échanges de Kandinsky avec un autre pionnier dans ce domaine : V.D. Baranov-Rossiné, qui a inventé et fabriqué l’optophone, un instrument qui combine lumière et musique. *

Qu’est-ce que j’associe au nom de Kandinsky ? C’est d’abord l’invention de la peinture abstraite, le fait qu’il en a compris la possibilité et qu’il a réalisé dans son œuvre la complication et le développement de la communication, jusqu’à une rupture entre le figuratif et le pictural. Dans ses œuvres, il a clairement démontré la valeur intrinsèque de la composante purement picturale, abstraite, de la peinture.

Sa deuxième grande contribution à la culture mondiale a été le développement de la théorie de la vision de l’œuvre picturale, la description de son alphabet, de ses mécanismes, de ses interactions diverses, des harmonies et des dissonances des éléments de base d’une peinture.

Kandinsky, très sensible à la perception de la musique, a démontré une connexion étroite, une interpénétration et une influence mutuelle entre la peinture et la musique. Il est intéressant que, pour lui, ce lien ne repose pas sur une synergie physiologique et personnalisée, mais sur un niveau d’interaction supérieur, sur le « principe du contrepoint » du contenu musical et pictural. De plus, sa pièce, « Résonance jaune » est une illustration du développement du « principe du contrepoint » entre la musique et l’action théâtrale.

Kandinsky est un merveilleux artiste et musicien …

 

*La pièce « Résonnance jaune »(Der Gelbe Klang) pour laquelle son ami F. Hartman a composé la musique, donne un sens de la perception musicale des couleurs de Kandinsky. Vous pouvez vous familiariser avec elle ici: https://www.youtube.com/watch?v=mOMHT-8v_Vo

 

 

 

 

L’auteur est redevable à Christine et Pierre Bezot pour leur aide précieuse dans la traduction de ce texte.

 Révisée pour sa publication ici par Patricia Walton et Sabine Guéritault.

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